Lorsqu’en cette aube du dimanche 2 août 1914, la cloche de l’église saint Marin se mit à sonner, nombreux furent les cressois qui, après un moment d’étonnement, saisirent la gravité de la situation. Depuis quelques jours, les nouvelles venant de Montpellier se faisaient l’écho de l’imminence d’un conflit armé entre la France et l’Allemagne. La cloche venait, sans la moindre pudeur, annoncer le placardage de l’ordre de mobilisation générale. De ce jour et pour la durée du conflit, environ quarante cressois répondirent présents pour défendre l’honneur et l’intégrité de la terre de France.
En montant dans le train qui, de la gare de Rondelet ou de Chaptal, à Montpellier, doit les les conduire, pour certains dans leur unité, pour d’autres directement au front, Léon, Gabriel, Jean, François, Antonin… sont convaincus de revenir, à défaut pour les vendanges, du moins pour Noël. Mais les semaines passent, les mois se suivent, les années se succèdent, le conflit demeure et Le Crès se vide au rythme de la mobilisation de ses hommes de 18 aux 45 ans.
Désormais, sur les coteaux arides et rocailleux, ce sont les femmes qui poussent la charrue, taillent et vendangent. Ce sont elles encore qui cueillent les olives, entretiennent les modestes potagers et s’occupent des rares bêtes non encore réquisitionnées. Les enfants, les vieillards et les tâches ménagère leur prennent le reste du temps. Femmes de la terre, on les croirait aussi dures et froides que les pierres des maisons qu’elles retrouvent le soir venu. Mais dans l’aube naissante du lendemain, sur le chemin qui mène au puits devant la mairie, combien sont-elles à affronter cette nouvelle journée avec l’angoisse de recevoir la fatale annonce d’un mari, d’un fils, d’un frère, dont la chair sera à jamais meurtrie ou, pire, sacrifiée sur l’autel du suicide collectif dans lequel l’Europe et le monde se sont engouffrés ?
De ces années sombres, la mémoire cressoise n’a gardé que des souvenirs épars. Un ancien dont la famille avait payé un lourd tribut, me confiait :
« On était loin du front. Dans les journaux, les nouvelles n’étaient pas toujours objectives et les rares lettres que recevaient nos familles étaient censurées … » Il ajouta : « Quand au village, un des nôtres était de retour, même estropié, on avait un sentiment de gêne vis-à-vis de la veuve ou de l’orphelin. Quant aux revenants, comme ils se surnommaient eux-mêmes, ils racontaient leur guerre une bonne fois pour toute, puis tout le monde essayait d’oublier. » Il se tut. Ses yeux humidifiés par des larmes naissantes fixaient désormais un horizon de garrigue au-delà de la fenêtre du salon dans lequel il m’avait accueilli.
Posé sur le marbre froid d’une commode, seule relique familiale de cette période qu’il me contait, un cadre quelconque attira mon attention. Il contenait, en haut à gauche, la photo d’une tranchée de laquelle émergeait un poilu blessé et, à droite, celle d’une immense étendue hérissée de barbelés, parsemée de cadavres. Sous les photos, écrites à la plume et à l’encre violette, ces lignes : « Blessé, incapable de marcher, à demi inconscient, transpercé par l’éclat brulant de l’acier, dans le chaos d’une terre inhumaine, tu hurles ta douleur et prie le Ciel que cessent tes souffrances. Pour ton frère d’armes, mort pour que vive la France, oublié dans la bataille, pulvérisé par les obus, il n’y aura pas pour lui de tombe sur laquelle plus tard, au prix de millions de morts, la paix enfin revenue, nous viendrons prier. » Tout était dit.
De ce conflit, treize cressois ne reviendront pas. Conscient du droit au souvenir dont devaient bénéficier ces « enfants du Crès, morts pour la France au Champs d’Honneur » et du devoir de mémoire de la commune, le 11 avril 1921, le Conseil municipal délibérait en vue d’attribuer gracieusement un emplacement dans le cimetière pour permettre l’érection d’un monument commémoratif. La souscription ouverte pour financer ce monument, permit, grâce aux dons de 114 particuliers, de la participation de l’Union Sportive Cressoise, de la Société de Chasse, de la Société des Jeunes Filles et de la paroisse, de réunir la somme de 4614 francs.
Texte de Pierre Reboulin